«L'art presque perdu de ne rien faire» de Dany Laferrière. Commentaire d'Hélène Laberge  Ajouter une vignette


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De la recherche du temps perdu à l’art presque perdu de ne rien faire, un abîme? Ne rien faire serait un art? Oui lorsque cette oisiveté voulue, désirée ou même imposée, c’est un Laferrière qui la transforme en œuvre d’art. Mais à quelles conditions? Car il n’est pas donné à tout flâneur de transformer en or son regard sur les choses, sur les êtres, sur l’actuel, sur le passé, sur tout ce qui remonte à la surface du fond du temps qui s’écoule… qui s’est écoulé.

Lorsqu’on feuillette ce livre, le premier arrêt qui nous intrigue : les titres des réflexions. Leur variété, leur apparente absence de rationalité. Elles ne sont pas ramassées en une froide synthèse. La pensée court, s’arrête, bifurque, quitte la route qu’elle semblait emprunter, ne conclut rien puisque l’auteur ne se livre pas à des démonstrations mais à des tableaux de vie. En voici quelques-uns : «Le voyageur dans sa chambre d’hôtel. Les hommes en gris en cravate bleue nous donnent le vertige. Le regard est le premier langage. L’art de chercher sa mère. L’ouïe : le droit au silence. Le saumon angoissé. L’émotion annule le temps. L’époque vieillit mal. D’autant plus vivants que colorés par une vaste culture.

Le vrai penseur a une logique interne, personnelle, originale née de sa méditation et on la voit apparaître dans les thèmes qui nous concernent tous : Le temps; le rythme de la vie; l’aventure humaine, la société, la culture en mouvement, l’univers des sens, la passion du goût, le Carnet de guerre, la conversation, cet art en voie de disparition… Et comme un leitmotiv musical, à la fin de chaque thème, tout ce qui se rapporte à l’art de vivre : l’art de lire la poésie, l’art du futile, l’art de combattre l’ennui, l’art de se perdre, l’art de parler à un inconnu, l’art de s’effacer, l’art d’être ivre avec élégance…

Avec quel intérêt puise-t-on dans la richesse des réflexions de l’auteur. Et avec quel plaisir on constate qu’elles ne forment pas une théorie, ni une philosophie construite sur l’unique socle de la raison. Mais une œuvre d’art, une poésie vivante, nourrie des souvenirs et des images du passé. Comme si le passé était le terreau dans lequel s’enracinaient toutes les observations de la vie présente.

Il ne s’agit pas d’une biographie même si, dans le genre qu’il a développé, Laferrière nous apprend des éléments importants de son passé de petit enfant haïtien aimé, entouré, caressé par sa mère et sa grand-mère. «Si mes romans sont une autobiographie de mes émotions, nous avertit-il, ce livre, dans la même veine, est une autobiographie de mes idées.» Elles sont là, vivantes dans son regard profond et triste. Et Dieu qu’elle est bonne, apaisante, la distance d’un regard éloigné du microscope analytique! Et très particulièrement dans ses évocations des femmes de son enfance : sa grand-mère et sa mère. Comment étaient-elles? Que faisaient-elles? Quelle carrière poursuivaient-elles? Elles étaient là, tout simplement près de lui, dans le silence d’un petit jardin à Petite-Goäve. Elles l’aimaient d’un amour sans plan d’avenir, dans l’abandon au moment présent.

Trouver son bonheur sans augmenter la douleur du monde

«Cette folie (la vitesse) qui nous fait croire que tous ceux qui ne vivent pas à notre rythme mènent une vie médiocre. Je me souviens de cet après-midi sans fin où je me trouvais sur la galerie de la maison de Petit-Goâve avec ma grand-mère. Sans rien à faire depuis trois heures : elle dégustant son café, et moi observant les fourmis en train de dévorer un papillon mort. » Surgit une voiture qui passe à toute allure. «J’ai eu le temps de croiser le regard de commisération de la femme assis à l’arrière. Elle semblait se demander quel goût pourrait avoir une vie sans cinéma, ni télévision, ni théâtre, ni danse contemporaine, ni festival de littérature, ni voyage, ni révolution. Eh bien, il reste la vie nue. […]
J’observais les fourmis tandis que ma grand-mère me regardait. Je me sentais protégé par son doux sourire. La voiture pouvait poursuivre son chemin vers je ne sais quelle destination. Il reste cette scène qui traîne dans ma mémoire encore éblouie : celle d’une grand-mère et de son petit-fils figés dans l’éternel été de l’enfance. Nous ne faisions rien de mal cet après-midi- là. Et c’est cela à mon avis le seul sens à donner à sa vie : trouver son bonheur sans augmenter la douleur du monde.» P. 23, 24.

Un océan de détails

«C’est l’écrivain français André Malraux qui m’a mis la puce à l’oreille en faisant remarquer que ‘’l’homme est un tas de petits secrets’’ Cette réflexion m’a fasciné longtemps avant que je ne découvre qu’il y a quelque chose qui ronge beaucoup plus l’homme qu’un secret, c’est le détail. Le secret est solitaire tandis que le détail est grégaire.» Toute sa réflexion sur le détail, «cet envahisseur» est d’une grande originalité. «Un être humain normal, d’âge moyen, aura emmagasiné dans son cerveau des centaines de milliards de détails qui bougent sans cesse pour finir par s’agencer de manière totalement anarchique. […] le détail touche à nos sens sans passer par la raison. Et sa logique est souvent imprévisible. […]» Laferrière donne comme exemple «un tic sans intérêt, qui attire notre attention : cette façon qu’a l’autre de tenir sa fourchette… Il y a la main, le sourire, le rayon de soleil qui traverse diagonalement la nappe, la coupe de cheveux ce jour-là. […] De détail insignifiant, il est devenu le détail révélateur. […] Si, lors de la rencontre, ce fut un instant de bonheur, ne pas oublier qu’au moment de la rupture c’est un cerveau hostile qui réexamine la scène. Le détail change sans cesse de forme et de couleur, alors que le secret reste un secret…» P. 45,46.

Une enfance devant la télé

«À sept heures de n’importe quel samedi matin en Amérique du Nord, nous savons ce que font les enfants : ils regardent une histoire de lapin qu’ils exigeront de revoir le samedi suivant. La nostalgie du passé récent est une drogue qu’on ne peut vendre qu’aux enfants qui ne connaissent pas encore le point de fuite. Et l’enfant qui ne devrait croiser, à cet âge, que des espèces vivantes plonge dans un monde d’illusions préfabriquées. Au lieu de passer son temps à dévorer l’univers comme ce dieu barbare qu’il est, il reste là, hypnotisé par un écran lumineux. Pourtant le monde de l’enfance est le plus vaste qui soit parce qu’il est traversé par cette poésie primitive qui enrobe les choses qu’on voit pour la première fois.

«On ne cherche pas la nostalgie c’est elle qui nous retrouve sur les chemins de la mémoire. […] Sa structure, d’une folle fantaisie, ressemble aux films de Disney. La comparaison n’est pas fortuite, car ce qui est terrifiant chez Disney, c’est qu’il arrive à créer même chez l’enfant ce besoin de nostalgie qui efface du coup le temps présent à vivre, celui de l’enfance même.» P. 31,32.
Laferrière moraliste ne moralise pas. Mais comme les moralistes du XVIIIe, Rivarol, Chamfort, La Rochefoucauld, il implante dans notre esprit une observation si juste qu’elle y fait sa demeure. Et il nous inspire cette triste constatation que : Disney n’est pas seul «à effacer le temps présent à vivre», mais l’ensemble des jeux virtuels et des vidéos qui s’abattent sur les loisirs de l’enfant.

Une pépite au fond de ma poche

Dans un autre texte, il évoque les deux temps qui sont en nous : «un temps intime, un temps collectif qui exerce une pression constante sur la vie des gens. […] Je ne pense pas, comme certains psychanalystes semblent le croire, que nous portons tous en nous , comme un virus mortel ou un péché originel, un sordide petit secret qui remonterait à l’adolescence ou plus haut encore; je crois plutôt que notre véritable secret, d’autant plus secret qu’il n’intéresse que nous, est ce temps fluide fait des premiers émerveillements de la vie :la première fois qu’on a vu la mer, la lune ou le vaste ciel étoilé, la naissance du désir, le voyage en rêve, un cheval au galop, une libellule au vol soyeux, l’odeur de la terre après une forte mais brève pluie tropicale, un visage aimé autre que celui de sa mère… C’est la nostalgie de tout ce temps qui crée en nous cette infinie tristesse que nous gardons comme une pépite au fond de notre poche. » P. 29, 30.

La guerre dans l’espace de la modernité

On a tout dit sur la guerre, nous semble-t-il. Mais peu sur celles dont nous sommes quotidiennement les voyeurs indifférents ou impuissants : «Je sais que quand la télé s’allumera, la guerre reprendra. … Ces guerres qui ne se passent qu’à la télé. Les guerres dont on a du mal à croire qu’elles continuent quand nous ne les regardons pas. Les guerres-spectacles où nous assistons à la mort des autres. […] Et les autres guerres, celles qui ne sont pas télévisées. Elles ne sont pas cataloguées comme de notre époque. La télé est un objet moderne qui ne rend compte généralement que des choses qui se déroulent dans un espace propre, urbain et occidental – sauf quand il s’agit de famine ou de guerre. […] Même pour la guerre il y a des règles. […] Beaucoup plus qu’un lieu, il faut un espace. Et cet espace, c’est la modernité.» Et de conclure : «Au fond, la télé n’est pas là pour m’informer de ce qui se passe dans le monde, mais plutôt pour informer le monde de ma présence.» P. 243,244.

Une immense fumisterie

Sur la guerre, il écrit des propos définitifs mais hélas, on le sait trop, inopérants, sans influence sur la suite du monde. Car ce n’est jamais la raison qui pousse les humains à la guerre… « La guerre dit une seule chose: notre société repose sur une immense fumisterie. Nous n’avons pas fait un seul pas. Rien n’a bougé depuis le néolithique. Et je n’ai pas envie d’entendre vos raisons.[…] Nous sommes cette génération végétarienne qui refuse qu’on tue un poulet dans un film, alors que nous nous assoyons tranquillement devant la télé pour regarder la guerre. […] Il y a deux grandes raisons qui sont à la source de toute guerre : la terre et l’argent. 212 Je me demande, comme je me suis toujours demandé, comment on a pu envoyer des gens tuer d’autres gens qu’ils ne connaissent pas tout en continuant à parler de morale, de lois, ou même de Dieu. Comment on a pu nous convaincre d’accepter un pareil paradoxe. […] Qui meurt à la guerre, aujourd’hui comme hier? Ce sont les fils du peuple. La valetaille. Cette culture, la nôtre, voudrait que nous ne ressentions rien si nous ne sommes pas concernés. Comment le serions-nous quand ceux qui meurent à la guerre n’ont jamais de noms?[…] on ne tue pas impunément – les terribles nuits des soldats à leur retour. C’est qu’en tuant on brise l’un des plus puissants tabous qui soient. Et on s’attaque à un droit de nature divine. On invoque les dieux pour retirer des mains des hommes un pareil pouvoir. Mais la plus sinistre plaisanterie c’est encore de faire la guerre au nom de la paix. Et cette paix s’appelle la paix du cimetière.» P.212, 213, 214.

Une résistance aussi vieille que la terreur

Dans le chapitre suivant, il se demande «à quoi tient ce monde étrange. Qu’est-ce qui nous empêche de basculer dans l’horreur absolue? […] sur qui peut-on compter? Sur cette vieille résistance humaine contre la terreur archaïque […] C’est vrai également que la résistance est aussi vieille que la terreur. Et pour survivre elle a dû se cacher partout : dans le moindre silence comme dans chaque éclat de rire. »
Il fait ensuite allusion «au dictateur de l’époque qui terrorisait les gens (dont le petit enfant qu’il était alors). Qu’on l’aime ou qu’on le déteste, c’était à lui qu’il fallait penser nuit et jour. Avec cette main qu’elle gardait constamment sur mon front pour effacer les fièvres de l’angoisse, ma grand-mère a pu opérer ce miracle, me soustraire aux griffes du cyclope. Ce que j’ai traduit plus tard par ceci : Ce n’est pas en détestant le dictateur qu’on le combat le mieux mais en devenant heureux malgré lui. Le bonheur est la subversion absolue. Ce bonheur ne doit nullement être confondu avec l’insouciance. Car il a été conquis de haute lutte.» P. 216.

Deux femmes m’ont permis de rejoindre l’aube

Devenu adulte, «je ferraillais encore dans un hebdomadaire contre le dictateur.» Il raconte comment des discussions non seulement sur la politique mais aussi sur la littérature, la peinture, le sport se poursuivaient dans «des bars interlopes où se retrouvaient aussi des sbires du pouvoir. Atmosphère hautement dangereuse.» Et lorsqu’il rentrait vers deux heures du matin, il trouvait «sa mère assise sur la galerie, près d’un massif de lauriers, qui m’attendait avec un sourire où perçait l’angoisse. Cette liberté de mouvement à la barbe du dictateur qui nous terrorisait eh bien elle a été possible, du moins dans mon cas, parce que ma mère était restée aux aguets sur la galerie. Ma liberté dépendait de la vigilance de ma mère et de son amour inconditionnel pour moi. Elle n’avait qu’à dire qu’elle avait peur pour me couper les ailes. Elle ne l’a jamais fait. C’est cette forme de résistance qui empêche le monde de sombrer dans les ténèbres où les puissants veulent le voir. […] La main de ma grand-mère… le sourire douloureux de ma mère... Les femmes m’ont permis de rejoindre l’aube.» P. 217.

La première lecture : un récit des origines de l’aventure humaine

À l’ère de la télé et des jeux vidéos, les mères (ou les pères) peuvent-ils encore endormir leur enfant en lui lisant son conte préféré? Laferrière évoque chez l’enfant ce moment très intime où «se forment les sédimentations de sa sensibilité. On se demande pourquoi l’enfant exige toujours la même fable. Parce qu’il ne s’agit pas d’une simple histoire. […] L’enfant croit qu’il n’existe qu’un livre, comme il n’y a qu’une mère. […] l’enfant vit dans un monde de choses uniques qui le poussent à ne plus penser à hier et à ignorer demain…. (une croyance) qui n’est pas différente de celle d’un adulte croyant face à la Bible. […] Pour le croyant, comme pour l’enfant, l’univers se résume à cette histoire. Car il trouve tout dans cette fable que lui raconte sa mère…(Cendrillon ou une autre) l’amour, la peur, la jalousie, la tristesse, la traîtrise, la joie, la méchanceté. Et surtout les multiples nuances de la voix de sa mère.» Car le véritable enjeu de cette lecture, poursuit-il, «c’est que l’enfant se passionne pour un personnage beaucoup plus intéressant que ceux de la fable : sa mère.

[…] «Si la mère sait ce qu’est un enfant (elle l’a porté pendant neuf mois dans son ventre), elle ignore ce qui se passe dans sa tête. L’enfant, lui, l’observe tandis que son intelligence toute neuve s’active à vive allure. […] il est en train d’absorber chacun de ses tics, chacune de ses mimiques, chaque quart de sourire, et la plus allusive émotion qui effleure son visage. Tout est étudié pour comprendre le monde du dehors. […] On aimerait bien savoir à quand remonte cette étrange cérémonie où quelqu’un raconte à quelqu’un d’autre une histoire surgie de l’imaginaire d’une troisième personne qu’ils ne connaissent pas. Et pourtant la magie opère. Cela voudrait-il dire que nous ne sommes qu’une seule personne avec un seul récit des origines qu’on nous raconte par fragments. Nous cherchons constamment des traces afin de trouver une logique dans cette aventure humaine.» P. 278-280.

L’éternité, enfin

Reporters à travers le monde, historiens, philosophes, politiciens nous inondent d’images ou d’analyses brèves ou savantes sur le Moyen-Orient. Dans son apparente simplicité, celle de Laferrière s’imprègne en nous de façon définitive. «Depuis plus de quarante ans, le Moyen-Orient est le centre du monde. Nous savons bien que le centre du débat est la mort. Pas le fait de mourir, plutôt l’impact de la mort sur notre sensibilité. Les Moyen-Orientaux ont-ils moins peur de mourir que les Occidentaux? Je ne le crois pas. Ce qui diffère c’est leur rapport au temps. Le Moyen-Oriental se perd sans le temps. L’Occidental, lui, voudrait convaincre le temps de l’épargner.
«Ce qui est clair c’est que ces deux visions du temps s’opposent si diamétralement qu’elles finissent par faire d’eux plus que des ennemis, des natures irréconciliables. Vous remarquerez qu’ils s’entretuent sans jamais se voir, étant dans deux modes de temps différents. Qui est dans le présent? Qui est dans le passé? L’éternité les avalera tous.» P. 39.

Heureusement il y a l’émotion qui naît de l’art

«Vous comprenez que je ne parle pas de cette émotion pavlovienne qui fait croire à la foule qu’elle ressent quelque chose de juste, de vrai et de fort, quand tout cela est mécanique. On actionne une machine qui produit des larmes. Je parle plutôt de cette émotion artistique qui vous fait voir le monde sous un autre jour.» P. 155.

Il ne faut pas attendre que L. adopte les points de vue lénifiants et inopérants des défenseurs de la culture, «ce mot que l’on emploie quand on veut éviter l’art». P. 156 «On a pris l’habitude nous dit-il de consommer l’art par tranches, comme si c’était du melon : littérature, théâtre, musique, peinture, cinéma, danse. […] Comment en sommes-nous arrivés à bouger avec aisance dans ces petites boîtes? Ne vous inquiétez pas, je n’évoquerai pas la perte du sens et autres fadaises de ce genre. Allons droit au but. Ce que nous sommes devenus est incompatible avec l’art. Deux choses nous en éloignent : l’argent et l’immobilité. On confond l’art et la diffusion qui, elle, draine beaucoup de fric dans son sillage. […] P. 153
«Les jeunes n’ont pas tardé à comprendre que la culture est une affaire de vieux. Une façon de se rappeler le bon vieux temps. En fait la maison de la culture a remplacé l’église. » […] «Notre savoir-faire est à son sommet dans la sphère technique. Mais il manque quelque chose et c’est ce que j’appelle, faute de mieux, le mouvement. L’art de faire bouger les êtres et les choses autour de nous […] L’art fait accélérer le pouls. Il produit une émotion - dans émotion il y a déjà mouvement. L’émotion, c’est le sentiment qui arrête le mouvement. Un arrêt sur image.» P. 155.

Qu’est-ce qu’un bon livre?

À cette question que lui pose à brûle-pourpoint un jeune homme assis sur un banc du petit parc non loin de lui : «je ne sais pas trop», répond-il après une longue hésitation. Et comme l’autre insiste, il finit par dire, mais sans être satisfait de sa réponse : … un bon livre réveille votre intelligence qui s’était endormie à votre insu. … Un bon livre se retrouve toujours dans les mains d’un lecteur libre. Sinon il n’y reste pas longtemps, le mauvais lecteur cherche à se débarrasser de tout ce qui ne ressemble pas à ce qu’il a déjà lu. Lire n’est pas nécessaire pour le corps (cela peut même se révéler nocif), seul l’oxygène l’est. Mais un bon livre oxygène l’esprit.» P. 174.

La poésie, une griserie de l’être

On le devine d’emblée, pour Laferrière «la poésie n’est pas celle qui se résume parfois à un effet de style, à une certaine émotion recherchée ou à un tremblement dans l’air qu’on désigne dans certains milieux par le flou poétique. Ce qui est étrange car rien n’est plus précis que la poésie. Elle découle des mathématiques d’ailleurs. Tous les grands mathématiciens, tel Thalès de Milet, furent aussi poètes, pour ne pas dire d’abord poètes. Rien n’est plus poétique que la recherche d’un ordre secret. Le mathématicien souhaite le dévoiler, le poète veut le garder tel qu’il est. […] la poésie ne se donne pas. Il faut la trouver. Elle n’est pas non plus extérieure à nous, mais plutôt enfouie au plus profond de nous.» P. 157.
Il fait part de sa surprise à la rencontre de certains poètes dont les poèmes l’ont «enflammé» et qui s’avèrent des êtres aux «cœurs acides et aux esprits étroits» […] Alors, se demande-t-il, que se passe-t-il pour qu’un poème soit capable de faire en sorte que l’espace d’un instant un salaud et un mesquin oublient leur nature profonde? Il s’est passé quelque chose d’inattendu : le meilleur de chacun a fait surface pour créer ce moment poétique. […] La poésie, c’est aussi un regard capable de capter en un vers tous les aspects d’un monde multiforme» Et de citer ce bref poème d’Ungaretti : Millumino d’immenso (je m’éblouis d’infini). «La poésie est une force vive… Alors que l’élégance est secrète.» Et, comme tout vrai penseur, il soulève ce paradoxe que nous résumons : on emprisonne l’enfant dans une absence de regard réel lorsqu’on lui serine : Regarde comme c’est beau! «Tout le mal vient du ‘’comme c’est beau’’ qui empêche précisément de regarder. […] on empêche l’autre de tisser un lien entre lui et le monde.» Le poème diffuse dans l’air une énergie qui pousse à l’action lyrique. Tout paraît brusquement simple. D’une simplicité qui n’élimine en rien le caractère multiforme de la vie.» P.158,159.

«Je sens le retour de la poésie, seul art du verbe capable d’exprimer nos sentiments les plus intimes. Comme après la Seconde Guerre mondiale, poursuit-il, quand les dadaïstes suivis des surréalistes, sautillaient comme de rusés diablotins sur les cendres encore chaudes de l’Europe. Seule la poésie, qu’on la trouve dans la littérature, la musique ou la peinture, contient le silence nécessaire pour exprimer l’horreur.» P. 209.

Ô jungle contenue rien que dans l’embrasure :
Ce sablier* si fier aux heures de grand soleil
N’est plus qu’une bête d’horreur dans la nuit
et qui galope
pour cependant ne point bouger de mon cauchemar
Notre-Dame des fièvres grande dame des angoisses
Ayez pitié des pensées qui s’affolent dans la nuit


*le sablier est un grand arbre tropical qui fait une musique assez gaie quand le vent joue dans ses branches
Roussan Camille écrivit ce poème dans la nuit du 16 juin 1948 quand ce jeune surdoué fit face à la mort. P.207.

Le froid, ce dictateur ennemi de la dictature

L. après s’être établi au Québec en a d’abord fui l’hiver en s’établissant en Floride… Puis il est revenu. «C’est étrange, je sens de plus en plus que l’hiver fait partie de ma vie, qu’il est entré dans ma chair, qu’il s’est logé dans mon code génétique même. […] Je passe une bonne partie de ma journée à m’habiller et à me déshabiller, à pénétrer dans des endroits chauds pour ressortir plus tard dans les rues glacées de cette ville qui m’habite autant que je l’habite. Et j’ai soudain compris pourquoi il ne pourrait y avoir de dictateur dans un pareil pays.

«La dictature est une plante tropicale qui ne tiendrait pas longtemps sous un tel climat. […] La glace nous emprisonne dans notre individualité au point d’éteindre en nous tout rêve collectif. Alors que la dictature a besoin de foules spontanées (en chômage) et bigarrées (légèrement vêtues) disponibles en toute heure, pour envahir les rues au péril de leur vie. » Ici donc, ni dictature, ni révolution (les deux faces de la même médaille)… ce continuel haut et bas ne m’a apporté que vertige et nausée. Ces renversements de pouvoir au nom de la révolution, toujours suivis d’une nouvelle dictature, sont si semblables et si prévisibles qu’on se mettrait à la fenêtre pour regarder passer ce défilé de carnaval s il ne s’accompagnait pas généralement d’un bain de sang. Le sang des pauvres.» P. 181 182.

Pour conclure puisqu’il le faut bien

Le vrai lecteur, «le lecteur libre», comme le définit l’auteur, trouvera dans ce récent livre de Laferrière une foison de réflexions qui «réveille l’intelligence qui s’était endormie». Le rôle (ingrat) du commentateur, est d’en faire une sélection forcément arbitraire. C’est là toute la richesse d’un livre; quand on le referme on devine que lorsqu’on le rouvrira, on y trouvera d’autres «pépites», et on regrettera de n’avoir pu les mettre dans les poches du lecteur!

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Fernand Dumont et la religion catholique au Québec  Ajouter une vignette


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Dans les mots de tous,.Fernand Dumont, après nous avoir  donné à comprendre pourquoi la religion catholique s’est effondrée si vite au Québec, nous donne à pressentir les conditions de son rétablissement.

Fernand Dumont, (1927-1997) figure marquante de la sociologie et de la philosophie québécoises, a consacré les dernières années de sa vie à la théologie. Il en est résulté une thèse de doctorat en théologie qui relève des études savantes, mais aussi des témoignages substantiels à la portée d’un large public.

La Revue Notre-Dame [1]des Caisses Desjardins, connue sous le diminutif RND, publia l’un de ces témoignages, en mars 1989, sous la forme d’une longue entrevue accordée à André Charron, dans un numéro sur le catholicisme des Québécois : Une religion grugée par l’indifférence.[2]

Ayant retrouvé par hasard ce numéro de RND, j’ai été frappée par l’actualité des points de vue de Fernand Dumont. [3]C’est comme croyant qu’il avait été invité à s’entretenir avec André Charron. Les grandes questions auxquelles il apporte des réponses sont éloignées des présupposés habituels à nos médias actuels, à savoir que l’indifférence des catholiques, ou leur colère, à l’égard de l’Église remonte essentiellement aux années de la révolution dite tranquille et à ses conséquences sur la société québécoise. 

André Charron évoque entre autres questions celle très connue de la « baisse nette de la pratique religieuse.» Mais il la situe d’une façon plus universelle : «ne peut-on parler en plus d’une indifférence généralisée en matière de religion? »

Selon Dumont, « Quand on parle d’indifférence on veut dire que l’on vit dans une civilisation ou l’on reporte facilement l’examen de ces questions à plus tard, même si elles nous angoissent. On refuse d’affronter des questions essentielles et qui pourtant nous inquiètent. » Et il fait remarquer qu’on parle aussi au même moment « d’un retour religieux. »

Mais attention, « le mot religion est fort ambigu. Car on entend par là la multiplication des sectes, la vogue de l’horoscope, de l’astrologie, des sciences occultes. » […]  « Peu d’études ont été faites sur ce sujet, sauf dans la Revue française de sociologie où l ’on apprend que cette vague se situe non pas dans les classes populaires, mais dans les classes instruites, notamment chez les instituteurs, cela surprend mais c’est un peu le rôle de la sociologie de nous dérouter de nos impressions premières. Le sacré ne disparaît donc pas à mesure qu’on est éclairé par les Lumières comme on disait au 18 e siècle. Car la science explique certains phénomènes selon des points de vue qu’elle a fixés. Mais il reste toutes les incertitudes dans la signification du monde dans son ensemble et du destin de chacun en particulier. »

Mais, lui objecte Charron, « une question demeure. Pourquoi cherche-t-on des réponses dans les sectes ou dans l’astrologie, et non pas dans l’héritage chrétien?»: La réponse de Dumont : « Voilà peut-être la véritable interrogation soulevée par ce qu’on appelle de façon ambiguë l’indifférence. Je constate que les jeunes sont en recherche sous le couvert d’une ‘’ indifférence ‘’. Ils savent quelles grandes questions sur la vie se posent  [ … ] mais ce sont des questions qu’ils gardent pour ainsi dire en réserve sans opter pour telle réponse plutôt que pour telle autre. »

Une foi menacée mais alimentée par le doute

Dumont est un croyant mais un croyant très réfléchi: Croire pour lui c’est douter mais sans rejeter.  « Si notre foi est vivante elle est constamment menacée par le doute mais aussi alimentée par le doute. Le doute pour moi c’est quelque chose de positif pour la raison que les questions auxquelles veut répondre la foi sont des questions fondamentales et donc difficiles. »

« Y a-t-il une réponse au mal, à la souffrance dans le monde? S’il y avait une réponse abstraite, écrite dans un livre d’un Dieu métaphysicien, je serais le premier à ne pas croire. La foi c’est de faire confiance parce que Dieu en Jésus-Christ est venu partager notre condition. Et il s’est heurté au mal, à la persécution, et à la mort. Si tel n’était pas le cas, je ne croirais pas. C’est pour cela que je comprends ceux qui hésitent devant les grandes questions. Car effectivement ces questions nous dépassent, les chrétiens comme les autres. Et ce n’est pas parce qu’une personne réserve sa confiance qu’on a le droit de la traiter de matérialiste pour autant. »

« Peut-on affirmer, lui demande Charron, qu’il y a au Québec une ‘’élite ‘’ qui combat systématiquement la religion catholique alors qu’elle laisse libre cours aux superstitions les plus dénuées de fondement? »

Dumont répond que ce combat, on l’a vu apparaître « au moment où l’Église exerçait un pouvoir abusif, au cours des années 1910 jusqu’en 1940.  Mais aujourd’hui je dirais que ces gens-là travaillent pour rien. La croyance n’opprime plus personne.»  Faisant allusion aux symboles religieux que les laïcs souhaitent faire disparaître, « c’est comme si moi je voulais enlever tous les symboles qui heurtent mes convictions politiques. »

Le pluralisme, une entreprise de grisaille
 

« En fait, le vrai problème est ailleurs et il concerne non seulement la foi catholique mais aussi tous les engagements un peu fermes et un peu audacieux. Ce qui se passes actuellement […] c’est un effort généralisé pour banaliser les opinions et réduire à néant les oppositions […] Nous avons glissé vers le pluralisme neutre et gris. Et c’est aussi vrai en politique.  C’est une véritable entreprise de grisaille qu’on qualifie de pluralisme. »

 Charron revient sur la « coupure que l’on observe actuellement entre parents et enfants en matière de croyance religieuse, »et lui demande comment l’expliquer?

 « Quand est arrivée la crise des années 60, bien des parents se sont sentis démunis. Pendant un siècle il n’y avait pas eu de catéchèse en profondeur. Et voilà qu’ils étaient obligés brusquement de se faire une idée précise de leur foi. Le Christ était-il vraiment pour eux une présence de Dieu dans leur vie ou bien le christianisme n’était-il qu’un message, qu’une certaine philosophie de la vie qu’on leur avait donné e à apprendre par cœur ? »

Dumont souligne également la transformation de la famille. « Elle perdait son emprise sociale, elle n’avait plus la même force d’encadrement, elle devenait la famille nucléaire, […] un lieu presque uniquement de relations affectives. Ce qui explique d’ailleurs, à mon avis, la rupture de beaucoup de familles. »

Charron se demande alors « quelles sont les avenues qui s’offrent à ces parents.»  Réponse de Dumont : « La foi ne peut pendant un certain temps être portée par une vague sociale.» Au cours de l’entrevue Dumont a évoqué les trois pratiques religieuses, le Baptême, le mariage et les funérailles que les Québécois ont conservées (ce qui est encore le cas à l’heure actuelle). Revenant à la question de la progression de l’indifférence chez les Québécois, Dumont fait appel à la prudence : « Faut-il voir dans les trois pratiques évoquées ce que certains appellent des « attaches sociologiques pour rythmer la vie sociale aux moments décisifs de l’existence. Ou un attachement réel à une religion incarnée dans une Église? »

« Le sacré ne disparait pas à mesure qu’on est éclairé par les lumières comme on disait au 18e siècle, car la science explique certains phénomènes selon des points de vue qu’elle a fixés. Mais il reste toutes les incertitudes quant à la signification du monde dans son ensemble et du destin dans son particulier. Les questions fondamentales restent donc présentes dans les consciences. Mais une question demeure pourquoi cherche-t-on les réponses dans les sectes ou dans l’astrologie et non pas dans l’héritage chrétien ? […]  Ce qui se passe actuellement chez nous et c’est très grave, c’est un effort généralisé pour banaliser les options et réduire à néant les oppositions. »

 Comment notre peuple a-t-il été catéchisé?

Dumont souligne un aspect de l’histoire peu souvent évoqué : au début du régime français, « la plupart des paroisses n’étaient que des dessertes. Après la conquête, il y a un manque chronique de prêtres jusqu’en 1850. Et assez rapidement l’Église s’est imposée avec des hommes comme Mgr Bourget et Mgr Bruchési. Mais je suis sûr que son règne est resté un règne de surface  Il n’y a pas eu d’évangélisation en profondeur. C’est du moins mon hypothèse car en histoire il faut être prudent.

Le rôle politique de l’Église

« Et puis aussi, l’Église a été victime des circonstances. Au moment de la Confédération en 1867, on a laissé au Québec l’éducation et l’assurance sociale, alors qu’à Ottawa on gardait les pouvoirs. Et au Québec qui était au fond une grande municipalité, om a délégué cela à l’Église qui a été amenée à jouer un rôle politique et à gérer la culture. (…) L’Église a dominé Mais on ne s’est pas demandé l’influence en retour qu’une telle situation a eue sur la religion, sur la foi et sur l’Église 21 Je crois qu’on en a oublié l’évangélisation., d’autant plus que les pouvoirs publics faisaient à l’Église les génuflexions qu’il fallait pour qu’elle s’occupe du travail que l’État lui avait confié.  De sorte qu’avec le années 60 lorsqu’on est devenus des Occidentaux comme les autres, on n’était pas préparés à vivre une foi fondée sur des convictions personnelles. Et ce n’est pas le Concile, malgré toute sa valeur, qui pouvait nous permettre avec quelques textes de rattraper l’histoire.»

Remarque de Charron : « Il y a toujours eu un combat contre la foi depuis les lointaines hérésies jusqu’à l’athéisme moderne. » Il se demande «si l’indifférence ne constitue pas our les croyants une menace encore plus redoutable.»

Réponse de Dumont : […] l’indifférence laisse la question ouverte alors que l’athéisme considère que la question est close […] ‘’ Nous vivons désormais dans un monde sans mystère ‘’ disait au début du siècle l’athée Berthelot.»

Deux athéismes

Le premier  « qu’on peut quasiment qualifier de bête ou de naïf, il y a un athéisme plus raffiné qui porte  jusqu’au bout l’interrogation contre la foi et introduit ainsi un réel débat.  On pense, par exemple, à Nietzsche qui se proclamait athée d’une certaine façon mais d’un athéisme assez particulier. C’est ainsi qu’il disait à ses contemporains : ‘’ Vous avez tué Dieu, et maintenant vous tombez dans un abîme ou il n’y a plus de soleil. ‘’ […] Et un homme qui pense comme ça, pour moi, n’est pas un adversaire, mais quelqu’un qui me ramène à l’angoisse première d’un monde sans lumière. »

Dumont invoque aussi ce qu’il appelle « les attaques de front contre l’Église » .. mais il précise « que ceux qui ont quitté l’Église l’ont fait sans grande crise et sans grande passion.  Alors qu’en France au 19e siècle, cela se faisait dans la douleur et le déchirement. »   Il se demande comment en 1960, l’écroulement de l’édifice a-t-il pu se faire si vite et sans drame collectif?  […] Cela nous invite à explorer notre histoire de l’Église pour essayer de comprendre. » Il ne doute pas que « certains désistements aient été douloureux mais qu’on ne l’a pas dit. »

L’athée et l’agnostique

Devant cet écroulement, Dumont s’est questionné sur l’athéisme et l’agnosticisme. Point de vue de l’athée :« ‘’ L’univers ne vient de nulle part et après la vie il n’y a rien.’’ Tandis que l’agnostique reconnait que les questions ainsi posées sont de vraies questions. […] Et si je suis honnête, je dois admettre que moi aussi malgré ma foi je n’ai pas de réponses, au sens intellectuel du terme. J’ai la foi parce que j’adhère au Christ […] mais je n’ai pas la réponse et c’est sans doute pour cela que ma foi demeure vivante et donc fragile comme tout ce qi est vivant. […] Croire c’est dépasser l’agnosticisme beaucoup plus que  sortir de l’athéisme qui, lui, s’enferme dans la négation définitive »

Visage de l’Église 

Pour Dumont, il importe de « comprendre mieux  ce qui se passe quand on  considère le visage de l’Église. » Et ce qu’il appelle « ses points d’insistance : c’est la question des techniques anticonceptionnelles, celle du sacerdoce des femmes, celle des relations sexuelles.»  Tel est le visage que nous donnons aux jeunes et aussi  aux moins jeunes. Et je crois que c’est là le nœud du problème. On donne l’impression que notre grand problème, que notre obsession c’est la morale sexuelle. Je ne dis pas que les questions d’ordre sexuel ne sont pas de vraies questions. Je dis qu’il y a un ordre des questions. Et que les questions fondamentales que les gens se posent ce sont celles du sens de la vie, du pourquoi de la souffrance. Ils se demandent si l’amour a un sens.  Si la recommandation de l’évangile d’aimer même ses ennemis a du bon sens.»     Ce sont « ces vraies questions qui peuvent les amener à la foi. Le reste, c’est de la cuisine ecclésiastique. »

Triomphe de l’Église et son adaptation

 Devant ce qui a été dans notre histoire  « le  triomphalisme de l’Église »  , Dumont se demande « pourquoi on refuserait d’admettre qu’il s’est fait des  erreurs dans toutes les institutions […] Et quand on aborde la question de la place des femmes dans l’Église, c’est pour nous dire que chez nous rien ne peut être comme ailleurs. »  Et nous fait-il remarquer, on utilise comme argument, « ce qui s’est passé au temps où l’Église a commencé. Est-ce qu’à ce moment il y avait des monseigneurs et des cardinaux ? Est-ce que le Vatican existait ? En fait est-ce que l’Église ne s’est pas adaptée au fur et à mesure selon les cultures où elle s’est développée ? »

Cléricalisme et foi

Autre question de Charron : « Comment expliquer la coupure que l’on observe actuellement  entre les parents et les enfants en matière de croyance religieuse?

Toujours soucieux d’histoire, Dumont remarque que « la tradition catholique, à la différence de la tradition protestante ou de la tradition juive, n’a jamais accordé une grande importance au culte familial […] elle a plutôt enlevé toute responsabilité religieuse à la famille, à cause de son penchants à la centralisation et au cléricalisme.  […] L’Église vantait hautement la famille mais comme les relais entre les autorités et l’enfant.  Quelle foi pouvait naitre « de la lecture des textes d’un curé ou de ses paroles d’homme ? […)] Si on fait confiance aux parents, ils pourront dire la foi qu’ils vivent [… ] Car la foi vit lorsqu’on la dit. […] Elle revit par notre parole comme elle a vécu par la parole des prophètes. »

Notons qu’aujourd’hui la foi se dit dans une radio chrétienne diffusée dans plusieurs villes du Québec, Radio VM  (Radio Ville-Marie), offrant aux auditeurs une remarquable programmation d’entrevues aussi bien philosophiques que religieuses ou littéraires ainsi que des sujets de l’actualité. On y entend quotidiennement des choix de musique dite classique ou autre par des mélomanes qui disposent d’une panoplie passionnante de compositeurs et d’interprétations bien situés dans le temps.

 

 


[1] Cette revue, les clients la trouvaient en libre circulation dans leur caisse populaire.  On y trouvait des articlesignés par des philosophes ou écrivains du Québec. « Affrenchi de ses origines religieuses, le magazine basé à Québec est devenu une publication à caractère social. Une chose demeure, l’endroit où il est distribué: dans les Caisses populaires Desjardins. La rédactrice, Brigitte Trudel, en trace le portrait. » (Revue Notre Dame (RND) présentée dans Reflet de Société du 11 mars 2007.

 

[2] Les Québécois d’après les statistiques actuelles se disent catholiques à 39% sur les 67%  de chrétiens. Le chiffre passe à plus de 80% de catholiques lorsqu’on inclut les migrants Ukrainiens, Polonais et Mexicains 

[3] L’Encyclopédie de l’Agora, (créée en 1998 ) avait, au fil des ans,  consacré à Fernand Dumont plusieurs articles : Son enfance dans la petite ville industrielle de Montmorency; Culture première, culture seconde; La Genèse de la société québécoise et ses suites; Le désenchantement du monde et l’avenir du christianisme; Pour renouer avec Fernand Dumont. Ses nombreuses publications sont disponibles au format numérique dans les Classiques es sciences sociales. Elles nous font découvrir, ou redécouvrir, chez un Dumont sa marque principale, par-delà sa spécialité de sociologue, ses réflexions sur les liens qui existent entre les diverses cultures auxquelles il se réfère .

 

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Jean-Pierre Parra, poète médecin  Ajouter une vignette


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Dans cet «état de veille permanent», qui devrait être la définition même de la médecine, Parra nous introduit dans la réalité des malades atteints du virus, dans leurs particularités, dans leur humanité.

Jean-Pierre Parra [1], médecin poète est l’auteur de Les jours de peine[2] écrit  dans le courant de la  pandémie actuelle.  « La médecine et la poésie, nous dit-il, sont un état de veille permanent. La poésie et la littérature qui sont des lunettes à travers lesquelles, nous pouvons voir nos vies et le monde lient, dans un questionnement toujours recommencé, le savoir et le sentir.»

Cee livre fait suite à une longue liste de poèmes publiés dans les années antérieures et illustrés par son épouse Marianic Parra. Ses yeux qui voient tout, ont tout vu lui qui a été pendant plusieurs années haut fonctionnaire en France du Ministère de la Santé dans les Antilles françaises et britanniques, en République de Djibouti, dans l’Ile de la Réunion, etc.

Dans cet «état de veille permanent», qui devrait être la définition même de la médecine, Parra nous introduits dans la réalité des malades atteints du virus, dans leurs particularités, dans leur humanité bien loin de l’anonymat des médias et des statistiques. Mais aussi avec le scepticisme de l’homme de science dont il exprime en quelques mots le désarroi :  

 

« Coiffés

dans les jardins de la science

 de jugements à l’envers

 ils se répandent

en accords sans suite

Tout devient incertain. » 

 Ce recueil nous offre quelque 80 poèmes. Nous ouvrons le livre et nous les lisons tous, un à un, car chacun nous révèle une réaction, une douleur, une plongée dans la nuit de la mort,   un silence, un courage et parfois une retour à la vie. Impossible de lire d’un œil distrait. On ne peut qu’emprunter le regard de Parra. Chaque être a sa façon de souffrir; il n’existe pas d’égalitarisme dans la façon dont le virus atteint :  L’être que le médecin décrit en le tutoyant, le poète le pénètre. Ce tutoiement, paradoxalement, est le contraire de la familiarité, il est la parfaite expression de ce que vit ou ne vit plus, ressent ou ne ressent plus chaque être. Il rejoint l’universalité dans laquelle nous jette, nous jettera la mort. L’angoisse qui réveille, la souffrance qui torture, le sommeil qui la fuit et l’abandon final dans l’obcurcissement et l’impénétrable silence de la nuit. Enfin, autre paradoxe, comme chez l’auteur la compassion est a-delà de l’émotion, le lecteur  ne ressent aucun désespoir à cette lecture; comme devant la beauté de l’art ou de la nature : c'est ainsi

Sans être vu

tu vois

Sans être entendu

tu entends

les hommes incapables de te vaincre

tu t’abats

sur le monde

pour infliger la mort

***

 Forcé

par l’angoisse

 à tout bouleversé

tu as le cœur angoissé

tu as le cœur avide de vivre

tu as le cœur révolté »

***

Envahi

par la fatigue qui repose

 Envahi

par la toux obsédante qui épuise

tu as de la peine à considérer

 signe de la mort marqué sur le front

 que ton corps t’appartient

***

Aprè une vie

 tout entière involontaire

tu meurs silencieux

détourné de tout

***

Affranchi,

 occupé à survivre

 par la mort

tu es è présent

 forces ressuscitées

 libre

***

Tenu

 à l’écart du monde

tu n’as plus

droit d’entrée dans la commune vie humaine dérobée

 la possibilité de sortir

***

Mort

pour payer ta dette

à la nature

tu as l’esprit

 chassé du monde

 ailleurs

***

Convoqué

à travers les sollicitudes du monde

 par la maladie

Tu poursuis

 forces brisées

ton voyage en vie allongée

***

Lumière éteinte en toi

 Ciel disparu en toi

sur tes yeux

 dans le peu à vivre

 pèse l’assoupissement

***

Malade muet

emporté par le fleuve de l’oubli

tu touches dans la vie creusée

la mort imminente

dans l’indifférence du monde

***

En toute puissance

 tu meurs avec courage

 solitaire

Tout sombre

dans le silence

La nuit apparaît

***

Embrassé

Par la mort inconnaissable toujours connue

tu sais

corps sourd à la plainte

que tu vas aimer

comme la vie

la mort

***

Regard au plafond

pas encore mort

tu attends

vaincu

ton tour

ton cœur vide

qui reçoît la mort complète

exhale de tristes sanglots

***

Menacé par le désordre de la Covid

Menacé par l’ordre de la médecine

qui se neutralisent

tu cherches

dans leurs mouvements

 un chemin d’avenir

***

Dans le voir

Dans le savoir

qui  s’épaulent l’un l’autre

tu essais

de bâtir le monde

Vient à ton aide

plus que la raison

 l’instinct

***

Empreintes de la mort

portées sur le corps

tu rejoins

large obscurcissement du cœur éprouvé

l’océan de silence

***

Personne

 pour frôler

la main

le visage

 de l’ami à l’esprit empêché ailleurs

qui va partir

***

Pensées enfuîtes

vers les insondables profondeurs

du silence des malades

tu t’étonnes

 revenu du noir désastre

de mouvoir tes jambes

de mouvoir tes bras

***

Rivé

dans le temps harcelant

à la vie empêchée

privée de raison d’être

tu marches

immobile

devant l’éternité

Jean-Pierre Parra a aussi publié Noir sommeil Shoah, sur le terrible sort réservé aux Juifs sous le nazisme.«  Il n’y a pas su la terre de vie digne sans devoir de mémoire », écrit-il dans la présentation de ces poèmes.  

 


[1] Jean-Pierre Parra est un écrivain français né à Oran en Algérie en 1951. Il vit à Marmande (France) et on retrouve dans ses poèmes la subtile influence des mythes grecs et des contes arabes. Les thèmes abordés :  l’amour, la maladie, la vieillesse, l’holocauste, les sans-abris, le suicide, etc.  Ils forment une composition rythmique avec l’oeuvre picturale de sa femme Marianic Parra : une alliance de la peinture ( où toute la surface du plein et du vide est en jeu ) et de la poésie ( où tout est suggéré par les mots ).

 

[2] Les jours de peine. Imprimé en Pologne par Amazon fulfillment. Pour se procurer les œuvres de Jean-Pierre Parra : assistant@parra-art.com 

 

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L'art naïf ou les couleurs de la vie  Ajouter une vignette


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« En matière d'art, l'érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n'est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n'est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la merveille... Vénus changée en document. » Paul Valéry

« J'attendrai plus pour un renouveau des arts graphiques de ce qu'on appelle aujourd'hui la peinture naïve, que de toutes les recherches savantes des cubistes et des abstraits. » Claude Levi-Strauss en réponse à une enquête sur Picasso »

Prologue

-L'Éditeur : On me dit que vous m'apportez un article sur les peintres naïfs. Êtes-vous critique d'art?

-Non!

-Vous peignez vous-même peut-être?

-Hélas, non. J'échouais au cours de dessin obligatoire tant j'étais peu douée...

-Vous connaissez bien les galeries d'art?

-Seulement celles que je privilégie...

-L'éditeur ironiquement : Mais de quel droit écrivez-vous sur l'art?

-D'aucun droit sinon celui du coup de cœur, qui n'est d'ailleurs pas un droit. Si j'écris c'est pour faire jaillir mes admirations qui souffrent de rester enfermées. Je dois vous dire que j'ai aussi beaucoup fréquenté les grands musées d'Europe...

L'éditeur (à part ) Ah mon Dieu, un amateur, la pire race! À haute voix : Vous ne semblez pas suivre l'actualité artistique, je ne vois pas comment votre article pourrait intéresser nos lecteurs. À moins que vous ne le fassiez vérifier par un critique d'art. En connaissez-vous un?

-Non! C'est-à-dire oui, je me suis inspirée de plusieurs livres sur l'art naïf.

-L'Éditeur, rassuré : Ah! Des livres écrits par des spécialistes récents et reconnus?

- Certains connus, d'autres méconnus qui comme moi ont eu des coups de cœur. Mais le malheur des coups de cœur c'est qu'ils ne sont pas tendance!

-L'Éditeur : Tous ces coups de cœur m'effraient. Vous devez savoir ou du moins comprendre que l'art de la peinture est un monde d'une grande complexité et la rationalité est essentielle pour le juger, je pense surtout à l'art moderne abstrait et je doute qu'il vous soit familier... Je vous conseille donc fortement une solide révision de vos « admirations »! Un critique vous dira si l'article que vous me proposez mérite la publication. Mais je dois vous quitter, je suis un éditeur très sollicité. Croyez-moi, réfléchissez à la rationalité.

Merci. C'est tout réfléchi.

Fin du prologue! Vous aurez deviné qu'il s'agit d'une entrevue imaginaire! Mais si l'éditeur n'existe pas, les réponses correspondent tout à fait à la réalité de l'auteur de cet article.

À la découverte de l'art naïf

Le vernissage des tableaux de Solange Hubert, une amie peintre, au Musée d'art naïf de Magog, au cours de l'été 2013, a été pour moi l'occasion de me pénétrer des œuvres de ces peintres dits naïfs d'un regard calme et concentré, première condition de la connaissance qui suit le coup de cœur! Chose beaucoup plus rare qu'on ne croit, car nous nous protégeons inconsciemment contre la multitude de spectacles hétéroclites qui nous sont offerts quotidiennement en laissant glisser notre regard sur eux. Sitôt vu, sitôt oublié.

Mais à ce vernissage, la présence de Jeannine Blais,qui a créé il y a près de trente ans la Galerie d'art naïf à North Hatley disposait les invités à l'attention. Avec sa fille Mireille, elle a fortement contribué à donner ses lettres de noblesse à l'art naïf au Québec. Jeannine Blais a un sourire invitant et parle peu, mais quand on parcourt sa magnifique galerie, ses choix parlent pour elle et en disent long sur la qualité de son regard et sur la solidité de ses critères. « L'art naïf ne doit pas être confondu avec un art maladroit, dit-elle, c'est une explosion de vie, de couleurs et d'imagination. » C'est grâce à elle que des peintres québécois mais également de toutes provenances ont été connus et célébrés au Québec. Parmi ces étrangers, le Yougoslave Dragan est maintenant connu ici autant et peut-être plus qu'en France et en Europe. Richard Dubé a signé grâce à Jeannine Blais une biographie de Dragan dans une édition magnifique de ses principales œuvres. Nous y reviendrons.

 

De nombreux livres ont présenté l'art naïf et les consulter c'est découvrir que ces peintres d'abord considérés comme marginaux s'abreuvent à une source commune d'imagination et de vie. Il est impressionnant d'apprendre que la plupart d'entre eux n'ont aucune formation académique, ont aussi commencé à peindre sous une impulsion survenue tard dans leur vie et souvent après avoir fait un dur métier qui en apparence ne les destinait pas à peindre. Je dis en apparence, car tout se passe comme si la rigueur, la conscience professionnelle avec laquelle ils ont trimé se mettait tout à coup à donner vie à un imaginaire incroyable, sans doute refréné par les nécessités et les obligations de la vie quotidienne. Car, autre trait frappant : les peintres naïfs sont apparus dans une multitude de pays d'Europe et d'Amérique et l'âge ne compte pas plus que le degré de culture, le sexe, ou la condition sociale : on dénombre parmi eux des paysans, un nombre étonnant d'ouvriers, des fonctionnaires retraité(e)s etc., dont le fameux Douanier Rousseau!

Jeannine Blais et sa fille Mireille m'ont permis d'écrire cet article en me donnant accès à leur collection choisie de livres écrits par des amoureux de l'art naïf, des amoureux qui nous dévoilent de façon convaincante les raisons de leur admiration! Ces auteurs sont peu connus, sauf exception, sur la place publique. Mais chacun mérite qu'on s'y arrête et on les trouvera plus loin regroupés et commentés sous le titre de la Bibliothèque idéale de l'art naïf.

L'un d'entre eux, Robert Thilmany, a fait une Critériologie de l'Art naïf qui en révèle toutes les qualités, la richesse picturale, l'organisation originale de l'espace, l'humour, le rêve. Je vais le citer abondamment car c'est un livre de références important pour ceux qui adorent cet art. Important également pour désarçonner ceux qui le considèrent comme un mode d'expression inférieur!

« L'art naïf, écrit-il, est une recréation ingénue du réel étonnamment originale souvent, par ses trouvailles décoratives ou stylistiques et ses audacieuses manipulations du visible2. » [...] Visionnaires du quotidien, rêveurs d'une écologie idéale, ces ingénus regardent davantage avec les yeux de l'âme qu'avec ceux de la logique » 13 Thilmany les situe par rapport aux grands mouvements que furent le fauvisme et le cubisme au siècle dernier : « Le fauvisme se voulait essentiellement plastique, le cubisme conceptualisait le réel, l'expressionnisme pathétisait en cris colorés ou formes torturées. [...] L'art naïf est une façon intimiste, candide et bon enfant, une manière ingénue mais inventive d'envisager les choses sans complications cérébrales3. » [...] Dans ses plus belles manifestations, l'art naïf étonne même par ses réussites plastiques séduisantes et neuves, ayant toute la force et la profondeur d'une authentique vision artistique, tant par les résonances affectives ou existentielles qu'elles remuent que par la qualité technique qu'elles exhibent. Et si la chose est peu fréquente, elle n'en a que plus de prix4. »

Le grand collectionneur Anatole Jakovsky analyse ce qu'il appelle « la plus grande crise des valeurs esthétiques que l'Occident ait jamais connue depuis la chute de l'Empire Romain et qui est apparue en même temps que les réalisations de la révolution industrielle. » C'est au milieu du XIXe siècle que « les peintres d'avant-garde, les premiers à rompre avec avec les traditions et les conventions plastiques plusieurs fois séculaires naissent, comme par hasard, dans les limites de ces deux décennies décisives. » Suit la liste de ces peintres : Manet (1832) Degas (1834), Cézanne (1839), Monet (1840), Renoir (1841). À la même époque sont construites les premières lignes de chemin de fer français : Paris-Saint-Germain-en Laye (1837); Mulhouse-Thann (1839); Strasbourg-Bâle 1841; Paris-Rouen (1844)5. »

Et faisant allusion au peintre Rousseau, Jakovsky poursuit « dans ces temps déjà lointains, personne ne pouvait soupçonner un seul instant que les ''barbouillages'' d'un faux douanier [...] allaient valoir d'ici peu des fortunes et éclipser en un tournemain la renommée de tous les pompiers réunis de la Belle Époque [...]6. »

Un art maladroit? Chez le naïf, « la gaucherie est loin d'être la règle. Si elle existe chez certains, tel un merveilleux défi aux lois de la vraisemblance et du bon sens, où la voit-on par contre dans les admirables bouquets paradisiaques de Séraphine, les villes imaginaires de Préfète Duffaut et de Naumovski, les parterres luxuriants d'Iracema, les arborescences givrées en corail de Généralic (et celles de Dragan pourrions-nous ajouter), le graphisme buriné d'Ivan Vecenaj, les stylisations minutieuses – voulues comme telles – du grand Rousseau, les perspectives impeccables de Vieillard et de Rimbert, les intérieurs ''métaphysiques '' si scrupuleusement décrits de Micheline Boyadjian7. »

Les œuvres de ces peintres sont davantage connues en Europe, en France en particulier. Mais on pourrait appliquer les mêmes critères aux peintres de tous les pays.

Les caractères de l'art naïf

Par quoi se caractérise surtout l'art naïf? Robert Thilmany le décrit comme suit dans une approche qu'il définit avec humour comme « quelque peu raisonnée » :

L'étonnement : qu'il soit charmé, amusé, interrogatif, inquiet, curieux ou autre, paraît être le premier réflexe visuel du spectateur. Devant cet art si souvent désarmant de bonhomie, de candeur d'âme, de simplicité ingénue ou ingénieuse, de drôlerie ou de sentimentalisme attendrissant, on est avant tout étonné8. »

Le parfum d'innocence s'évente. « Car même feinte, la naïveté doit toujours donner l'impression de se prendre au sérieux. [...] les naïfs opèrent souvent de savantes manipulations du visible, à caractère ambigu, poétique, sentimental ou autre. Le dépaysement insolite ou charmeur qui en résulte peut alors se révéler d'une rare qualité. » L'auteur fait remarquer que si l'on compare « certaines œuvres bien peintes, mais sans recherche inventive, avec d'autres similaires, où les fleurs et les arbres, par exemple, s'écartent hardiment de l'imitation purement optique pour créer une vision personnelle, originale, voire insolite [...] la version inventée est nettement plus signifiante que la version conventionnelle. L'art ne supporte pas la banalité9. »

La fraîcheur d'expression : [...] celle du regard intérieur ébloui, retrouvant la virginité première des choses... leur innocence native brusquement révélée10. »

Un certain infantilisme. [...] « Le vrai naïf, le véritable spontané naturel et candide, c'est l'enfant. [...] C'est donc le règne de la spontanéité pure, avec les moyens techniques limités de l'âge et de l'inextérience. Et c'est pourquoi l'art des enfants n'a jamais produit de chefs d'oeuvre dignes de ce nom. » [...] Chez l'adulte, l'art est toujours plus ou moins dirigé et calculé. [...] sous son apparente désinvolture (l'art naïf) témoigne de conventions techniques et optiques nettement élaborées, empruntant délibérément une formulation expressive, allégorique, existentielle, commémorative, symbolique ou autre. [...] Les recherches de symétrie, de rythmes par répétitions, festons ou moutonnements ou par arrabesques florales impliquent une volonté de structuration et d'harmonie visuelle unifiante dont ni l'enfant, ni l'amateur peu évolué ne s'embarrassent guère. Et le choix des sujets naïfs, notamment, comme celui de leurs couleurs, se rattache souvent à un symbolisme mental qu'ignore l'enfant11. »

Le figé naïf. « [...] l'art des enfants se transforme avec l'âge. Celui des naïfs semble au contraire figé dans une fixation assez définitive, tant mentale que technique. » Thilmany souligne aussi l'indifférence de l'enfant pour la finition des détails alors que chez les naïfs « la minutie frise parfois la méticulosité, sans toutefois constituer la règle12. »

L'insuffisance technique : « Enfants et naïfs ont en commun la même insuffisance de maîtrise technique, surtout dans les perspectives et les proportions[...] Mais l'auteur fait remarquer que les peintres ''normaux'' modernes déforment et faussent, eux aussi allègrement les anatomies, les perspectives, les couleurs et les formes13. »

La gaucherie des naïfs « fort séduisante et très souvent jugée essentielle, ne suffit cependant pas à elle seule, [...] elle doit toujours se faire pardonner par la poésie [...]14. »

La qualité picturale : « lorsqu'elle est exceptionnelle, vient parfois sauver un manque d'habileté trop flagrant. [...] Faut-il rappeler cependant que les plus belles réussites combinent généralement à la fois la vision et le métier?15. »

La non-historicité : En exceptant Rousseau qui avouait « s'être perfectionné de plus en plus dans le genre original qu'il a adopté », Thilmany souligne « l'aspect fermé, schizoïde, fréquent dans l'art des grands naïfs et qui est aussi sa faiblesse : hors des règles et du temps le plus souvent, la logique de nos ingénus semble être de ne pas en avoir, si ce n'est celle de la poésie-émotion, de l'image-rêve, du paysage-évocation, de l'objet-apparition, de l'événement-souvenir ou du jeu-sentiment. » Être en dehors de toute influence et suivre sa propre singularité, c'est en revanche la force du naïf. Cette originalité peut le hisser «au niveau des réussites artistiques significatives, [...] Mais on comprend aussi pourquoi ce miracle est assez peu fréquent16. »

La stylisation. Elle est, nous dit Thilmany, « un procédé merveilleux, s'accordant parfaitement à leur fixisme ( à un autre endroit il parle de leur autisme) pour servir leur besoin de transcender le motif. » Le grand naïf n'imite pas, « son œuvre se situe bien au-delà d'un imitatif plus ou moins réussi...

Toujours se perçoit une volonté soit d'embellissement : poétique, décoratif, idéaliste ou autre [...]; soit de signification : expressionniste, sentimentale, commémorative, festive, religieuse, etc. [...]); soit de sublimation : visionnaire, symbolique, mystique, etc.17.»

L'auteur souligne d'autres critères dont la simplification « dont se sert d'instinct le naïf. » L'aspect conteur , les évocations pittoresques des travaux champêtres, des plaisirs bucoliques ou populaires , la solennisation – cocasse à force de sérieux – des grands moments de la vie. La perspective mentale : celle (...) des fleurs plus grandes que des arbres ou des maisons, un chat plus petit qu'un oiseau, une corbeille de fruits plus grosse que les montagnes environnantes. » [...] Ces trouvailles sont bien trop ingénieuses souvent, pour n'être qu'ingénues... [...] On ne doit pas sentir le procédé, elles doivent être sublimées par l'angélisme, la poésie, l'invention, l'effet de surprise, etc.18. »

L'idéalisation : Thilmany la distingue de la stylisation. « Mais que les deux coïncident et se combinent, et cela peut produire des merveilles. » Et il se fait poète en évoquant la représentation « des êtres intemporels (anges, personnages éthérés, etc.). [...] Frêles apparitions aux guipures légères, êtes-vous les fantômes d'un passé lancinant ou l'émoi contenu d'espérances toujours vives?19. »

« À l'abri de leurs conventions plastiques, les naïfs affrontent sereinement l'invraisemblable, défient candidement la logique, subliment le quotidien ou poétisent le banal. » 31 Mais ils ont aussi une vision ontique, c'est peut-être le mystère existentiel des choses qui captive et enchante surtout les naïfs. » La vision de ces imagiers de l'imaginaire « est éminemment subjective même quand elle se veut imitative. Mais il arrive que leur imaginaire dépasse l'imaginable, tombe dans le fantastique, le merveilleux ou l'insolite, et les rapproche ainsi (involontairement) des surréalistes...20. »

La bibliothèque idéale de Jeannine Blais

J'ai consulté tous les livres représentant la somme des découvertes de Jeannine Blais et de Mireille et je l'ai fait avec un intérêt passionné. Mon seul regret est d'avoir dû limiter mes commentaires. D'autres peintres que ceux que j'ai cités méritaient une présentation. Mes coups de cœur ont évidemment influencé mes choix!

1. Jean-Marie Drot, Voyage au pays des naïfs, Vignettes d'Aleco Fassianos, Hatier Éditions S.A., 1986. Livre passionnant par la diversité des peintres et des tableaux représentés. L'auteur qui a fait plusieurs fois le tour du monde a rencontré dans divers pays de nombreux peintres d'où des entrevues uniques sur leur origine et leur créativité, surgie d'un imaginaire restée éblouissant sous la carapace grise et lourde du gagne-pain quotidien. Car ces peintres sont pour la plupart autodidactes et ont fait tous les métiers possibles. C'est le plus souvent à leur retour d'âge, pour ainsi dire, hommes ou femmes, qu'est née ou qu'a enfin pu s'exprimer leur impulsion à peindre. Quelques noms : en Haïti, les André Normil, Jasmin Joseph, Murat Saint-Vil. En Yougoslavie, le grand Generalic mais d'autres aussi remarquables, Ivan Vecenaj, Lascovic, Kovacic. Sans oublier en France le chef de file Rousseau, Aristide Caillaud, Jean Eve, André Bauchant... et tant d'autres à travers le monde.. .

Jean-Marie Drot a aussi tourné plusieurs films dont Les heures chaudes de Montparnasse, et Le musée imaginaire d'André Malraux. Une suggestion destinée à TV5 ou à la SRC. Pourquoi ne pas faire revivre ces films et également sa longue série de treize émissions à la Télévision française consacrée aux peintres naïfs, à ces « peintres-enchanteurs » comme il les a surnommés?

2.Dans L'arbre et les naïfs (Éditions Max Fourny Art et Industrie, 18, rue Molière -75001 Paris, 1990) Jacques Brosse nous fait découvrir « le plus universel des symboles » l'arbre tel que représenté par une panoplie de peintres féminins autant que masculins de toutes nationalités. Une merveilleuse fraîcheur. On ne se lasse pas de feuilleter ce livre et de s'attarder longuement à chaque reproduction. Des Québécoises y figurent, Geneviève Jost, Marie Gélinas et Cécile Émond.

3. Musée international d'art naïf Anatole Jakovsky, (Copyright by Direction des Musées de Nice, 1982). Il s'agit du catalogue de la collection offerte par Jakovsky qui est à l'origine de ce musée. On y trouve la liste des peintres, leur provenance et la date de leur naissance et de leur mort s'il y a lieu. Chaque toile est décrite et commentée. Les reproductions sont en couleurs ou en noir et blanc. Le collectionneur et mécène Jakovsky a été toute sa vie un grand chasseur des œuvres de cet art dit naïf dont de nombreux tableaux sont aussi des chefs-d’œuvre. C'est grâce au don qu'il a fait de sa collection personnelle qu'a été créé le musée de Nice qui porte son nom.

4. Anatole Jakovski est aussi l'auteur de Les peintres naïfs, édité par la Bibliothèque des Arts, 27 rue d'Assas, Paris 75006, en 1956. On y trouve entre autres plusieurs photographies et biographies des peintres, dont celle de Rousseau et cette description du grand peintre naïf : « Mais quel regard que celui de Rousseau! Ce regard profond, ce regard bienveillant et rêveur où passent et repassent ses visions ingénues...»

5. Albert Dasnoy, Exégèse de la peinture naïve,(Éditions Laconti Bruxelles). « Le premier problème que pose à la critique l'art naïf dans le sens particulier où on l'entend aujourd'hui est un problème de vocabulaire, c'est-à-dire de définition. » C'est à la solution de ce problème que s'emploie l'auteur et pour ce faire, il remonte le temps à la découverte de la ''naïveté'' dans l'art des civilisations anciennes, et éclaire l'art actuel dans une recherche très documentée et illustrée par de nombreuses œuvres.

6. Nathalia Brodskaïa (Parkstone Press, USA 2000) qui est depuis 1961 (l'est-elle encore?) conservateur au Musée de l'Ermitage à Saint-Pétersbourg nous révèle l'art roumain et russe dans son livre L'Art naïf. Anecdote intéressante : on y apprend que le géorgien Niko Pirosmani fut découvert en 1912 à Tbilissi par le poète Ilia et le peintre Kiril Zdanevitch qui admirèrent l'enseigne d'une auberge et trouvèrent à l'intérieur les œuvres de Pirosmani : « Devant nos yeux, une peinture que nous n'avions vue nulle part ailleurs. » Brodskaia a aussi reproduit un remarquable portrait d'un vieillard peint par Boris Koustodiev. Ainsi qu'une toile adorable de fraîcheur du roumain Mihail Dascalu (Resita, département de Caras Severin). Elle a également consacré ses recherches aux Peintres français du début du XXe siècle et à l'Art moderne suisse.

7. On trouve dans Les Peintres naïfs ces « illuminés de l'instinct » comme les appelle l'auteur Madeleine Gavelle (E.P.I. Éditions Filipaccki, 1977) un florilège biographique de peintres connus et moins connus : belles reproductions des yougoslaves Laskovic, Kovacic, Naumovski, Skurjeni, le très original Bahunek,etc. et d'une Française Dominique Sellier, laquelle a exposé très jeune (elle peint depuis l'âge de 15 ans) en Italie, aux États-Unis, en Israël ainsi qu'au Vézinet aux côtés de Bauchant, Blondel, Caillaud, Séraphine. Beaux textes de présentation, dont celui du Salon de 1846 à Paris : «[...] la naïveté, qui est la domination du tempérament dans la manière, est un privilège divin, dont presque tous sont privés. »

8. Guy Boulizon, Yvon Daigle et Anne-Marie Bost nous posent une question : Naïfs...ces peintres du Québec et de l'Acadie? (Éditions du Trécarré, 1989). Jeannine Blais signe le prologue de ce livre : « Pour écrire sur l'art naïf, il faut du courage. Car l'art naïf au Québec est un art méconnu, mal connu, méprisé parfois. » Près de 25 ans plus tard, la magnifique Galerie d'art naïf de North Hatley de Jeannine Blais et de sa fille Mireille ainsi que la création récente à Magog d'un Musée de cet art sont la preuve qu'il a maintenant acquis la réputation qu'il mérite, grâce au courage et à la persévérance de quelques pionniers. De nombreux peintres sont présentés dans ce livre, des connus : les Blanche Bolduc, Marcelle Bouchard, Arthur Villeneuve, Jacques Barbeau, Guy Boulizon, Anne-Marie Bost, d'autres à découvrir :Marie Gélinas-Mercier, Nérée DeGrâce, Camille Cormier, etc. Également, une chronologie sommaire de l'histoire de l'art naïf depuis le début du (XXe) siècle, sous la direction de Guy Boulizon avec la collaboration de Yvon Daigle et d'Anne-Marie.Bost.

9. Un autre livre, exceptionnel, de Richard Dubé sur le peintre yougoslave Dragan a été édité par la Galerie Jeannine Blais en 1995. Découvertes à Paris, les œuvres de Dragan Mihailovic ont passionné Jeannine Blais. Elles font partie de la collection de sa Galerie. Quant à Richard Dubé, il était alors directeur du service des collections du Musée de la Civilisation de Québec. Il a publié plusieurs livres dont L'univers de Ginet Leblond dont plusieurs œuvres sont exposées au Musée Place royale à Québec.

Je m'inscris en faux contre ceux qui accusent Ginet Leblond, cette remarquable peintre, d'avoir copié les peintres québécois fin XIXe, début XXe siècle. Comme eux elle s'est inspirée des traditions du monde rural mais selon sa vision particulière. Elle a toutes les qualités du vrai peintre, celui qui sait voir, recréer et organiser la vie dans son passé le plus représentatif. Quelle maîtrise de chaque sujet depuis la palette des couleurs, l'encadrement souple et sans dérive, la lumière de toutes les saisons, une lumière qui évoque irrésistiblement celle des peintres flamands mais surtout, notre lumière nordique à nous, si variée même au cœur de l'hiver. Le découpage parfait des objets, des êtres, des maisons, des églises mais un découpage tel qu'il laisse passer le rêve, la paix, l'intemporalité en même temps que la tradition très précise qui est évoquée. Chez Richard Dubé, j'ai admiré la saine rationalité qui a présidé à la présentation des œuvres, leur classement si juste, la beauté des titres manuscrits, la présentation de chaque tableau, le magnifique fil conducteur de l'histoire et de l'ethnologie de Québec, leur description dans un style si souple, si français et jaillissant d'une attention parfaite à tout ce qui fait la valeur de chaque œuvre.

10. Peut-on classer Geneviève Jost parmi les peintres naïfs? Elle a comme les meilleurs d'entre eux cette inimitable fraîcheur des thèmes peints, l'éclat et l'harmonie des couleurs, et surtout ce quelque chose d'unique qui est la marque d'identité d'un peintre. L'adorable légende bretonne d'Angèle Delaunois, illustrée par Geneviève Jost dans Coquillage (Éditions de l'Isatis, www.editions de lisatis.com), n'est-elle pas une recréation des enluminures du Moyen-Âge, mais avec des costumes allégés, aux lignes parfaites et aux couleurs merveilleusement définies dans des paysages ou des architectures évoquant des lieux inconnus ayant pour effet d'éveiller des réminiscences qui font rêver.

Liste des tabeaux, gracieuseté de la Galerie Jeannine Blais

Dans l'ordre, de haut en bas:

Naisi LeBaron, Québec
Taking The Veil

Dragan Mihailovic, Serbie
Le vent est calme, le voyage sera bon

Solange Hubert, Québec
La chorale de Noël, place Jacques-Cartier, à Montréal

Royal Léger, Québec
Les trois pommiers

Luce Fourmaux, France
Le retour au Mas

Yves du Poirier, Québec
Louis Cyr

Mihai Vintila, Roumanie
La pêche au gros...

Sophie Lavigne Uberti,
La magnifique ballade d'automne

Yvon Daigle, Québec
La joueuse de bingo

Geneviève Jost, Québec
Children in blue

 

NOTES

1. Cité in Musée d'art naïf, Anatole Jakovsky, Copyright 1982 by Direction des Musées de Nice, p. 37.[1]

2. Robert Thilmany, Critériologie de l'Art naïf, Éd. Max Fourny Art et Industrie, Paris, 984. p. 22.

3. Ibidem, p.13.

4. Ibidem, p.14.

5. Anatole Jakovsky, Copyright by Direction des Musées de Nice, 1982, p.31.

6. Ibidem, p. 31

7. Robert Thilmany, Critériologie de l'Art naïf p. 14

8. Ibidem, p.25

9. Ibidem, p. 26

10. Ibidem, p.26

11. Ibidem, p.27

12. Ibidem, p.27

13. Ibidem, p.27

14. Ibidem, p.28

15. Ibidem, p.28

16. Ibidem, p.29

17. Ibidem, p.29

18. Ibidem, p.29,30

19. Ibidem, p. 30,31

20. Ibidem, p.31,32

 

 


 

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Lettre de Noël à une amie française sur l'écrivain québécois Mario Pelletier  Ajouter une vignette


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Lettre de Noël à une amie française, qui a connu le Québec. Sur un écrivain québécois très près de la France, Mario Pelletier.

Chère amie,

Connaissant ton amour du livre aux pages feuilletées et annotées et ton désamour d’internet dont tu as divorcé avant même de l’adopter, je viens de te poster ton cadeau de Noël : Chants de nuit pour un jour à à venir, des poèmes d’un auteur connu de mon pays, Mario Pelletier.[1]

Ces chants sont des poèmes; beaucoup de livres à l’heure actuelle, tu le sais trop bien, usurpent cette appellation, Cet auteur a une œuvre importante et mérite le titre de poète mais aussi celui de philosophe ou d’historien pour la façon très particulière dont il a réuni les divers thèmes de son inspiration sous l’un ou l’autre de ses chapeaux! : de prime abord c’est le philosophe qui se livre à une critique exacerbée de notre incivilisation créée par la websphère goulag des esprits captifs : :

« (…) dans ce siècle goulag
perdues les ailes de l’enfance
 et la boussole de l’histoire
en nous crient des poètes aveugles
enfermés dans des odyssées autistes
 cernés par des vautours d’insignifiance 
 et plus un centimètre d’espace pour
la pensée qui tourne sur elle-même
dans un cachot qui s’épaissit
sous la masse de plomb de la non-pensance »

Je ne doute pas chère amie que tu partageras cette extrême dénonciation de notre époque et que tu te sentiras moins seule, toi qui vis maintenant en solitaire dans ta campagne, depuis que tu as quitté ton enseignement dans un lycée de la région parisienne. L’auteur a décrit la ruée dont tu fus trop souvent victime quand tu rentrais chez toi dans une banlieue située à plusieurs kms de ton lycée. Cette ruée…

«… sur des autoroutes frénétiques
le cerveau guidé par satellite
l’âme  perdue sans guide ni étoile
 (…) on fonce dans la fureur motorisée (…)
Plus d’autre horizon 
que chaos d’images et de sons
 (…) le chiendent d’incivilisation gagne du terrain
gruge du pays étouffe la culture séculaire …

Dans les écoles de ton pays, comme dans le nôtre, l’incivilisation détruit la culture séculaire. Tous les doigts des écoliers rebaptisés étudiants sont sollicités pour taper sur des claviers, malheur à qui n’entre pas dans la course. Fini le manuscrit, la lente découverte des lettres à orthographier lisiblement sous peine de perdre des points dans la dictée. Et finie l’écriture personnelle, identitaire, permettant de reconnaître joyeusement l’expéditeur d’une lettre. Le facteur, ou parfois son robot, ne nous apporte que des comptes ou des avis gouvernementaux. Et bientôt la poste ne servira plus qu’à faire le relais des achats par le web et leur retour à l’expéditeur quand ils nous déçoivent ou ne nous conviennent pas. C’est ce qui reste de liberté aux cerveaux des consommateurs guidés par satellite!
Trouves-tu que l’auteur exagère ? Je t’ai entendue faire des critiques impubliables sur ce sujet… 

Tu accrois le nombre maintenant des syndiqués privilégiés; tu es devenue une retraitée. Mais ta retraite est amputée puisque tu t’es retirée prématurément de l’enseignement.  Une retraite est un retrait. Une coupure intolérable d’avec leur vie de travail pour certains, et une merveille pour d’autres, dont toi-même, pour qui c‘est la liberté enfin retrouvée. C’est aussi la reconnaissance inéluctable du début de la vieillesse. À ce mot qui nous fige dans le temp, je préfère celui de vieillissement. C’est alors notre passé, tout ce que nous avons vécu depuis l’âge de raison ou de la déraison qui remonte vers nous de toute sorte de façons, un mélange de souvenirs étonnants de gens et de lieux oubliés, de regrets éclatant soudainement dans une claire ou sombre réalité.  
Comment ne pas nous retrouver dans ce regard jeté par Pelletier sur notre siècle ?
 
Nous les humains du vingt-et-unième siècle
qui avançons de plus en plus enténébrés
dans un vide sidéral d’esprit
la chaîne invisible de l’esclavage
accrochée à l’ouïe et à l’œil
sous un déluge de pacotilles clinquantes
et sans arche de Noé
pour nous garder de sombrer
dans le cyber-cerveau fou du monde
nous pauvres humains du vingt-et-unième siècle
quand nous n’aurons plus que la mer acide à boire
et des îles de plastique comme seules bouées
serons-nous les derniers de l’espèce.»

D’autres poèmes sont inspirés par notre histoire. Pelletier est aussi dans d’autres livres un analyste de notre passé. Dans certains poèmes,  est évoqué  ce que tu as ressenti lors de ton séjour dans notre campagne estrienne : ton émerveillement devant toutes ces routes de terre traversant forêts et champs cultivés depuis des siècles. Tu te perdais dans les bois, revivant tout le dur travail des bûcherons. Je te mets l’eau à la bouche mais aussi les larmes aux yeux dans cette entrevue de l’auteur avec un ancien bûcheur de la race de ceux qui l’ont précédé et ont permis à un pays d’advenir, le nôtre.  Voici un passage de Alors quelqu’un disait :  

« (…)
c’est au temps d’une longue désespérance
que j’ai couché là ma vie
et c’était si poignant qu’on en pleurait
au bord des lacs des grands bois sauvages 
où les appels des huards déchiraient les solitudes
et cela fendait le cœur jusqu’à la moelle des os. »
 
Surgit ensuite la désespérance de l’historien à la recherche du pays perdu :

Au bout des chemins
« sous les violacés de deuils
je n’arrive plus à toi pays perdu
je souffre mille pertes
j’avance désâmé
vers la fin de nous »

« (…) la cognée tombée des mains des ancêtres
les descendants ne l’ont pas ramassée
l’ont laissée rouiller quelque part
entre démission et trahison » (…)

Et en lisant ces mots douloureux, j’ai beaucoup pensé à ta compassion pour ce pays perdu (tu étais en vacances avec nous en novembre 1980) Nous revivions cette année le quarantième anniversaire de l’effondrement de nos espoirs.

Je te quitte sur un poème sur l’incendie de Notre-Dame de Paris survenu en 2019. Pelletier a beaucoup vécu et voyagé en France. Cet incendie si bouleversant m’est apparu comme un terrible symbole des innombrables petits incendies, au propre et au figuré, de tant d’églises du Québec.  Une autre « fin de nous » ? Désespérer du passé ou en renaître ? Les Français ont opté pour la renaissance d’un lieu de culte qu’ils désirent indestructible.

Notre-Dame en feu

« Le dernier lundi saint de la décennie
un feu d’enfer sur Notre-Dame s’est déchaîné
ravageant de Paris le cœur sacré
brûlant neuf siècles de France
la grande flèche de la cathédrale
sous l’assaut des flammes s’est inclinée
tombant avec la nuit sur la Cité
sinistre office des ténèbres
que crépitait l’immense brasier
la grandiose cathédrale gothique
vaisseau amiral des siècles de Foi
maintenant éventrée défoncée
nef à ciel ouvert
plaie vive d’une France réoccupée
quel diable d’inattention
ou de malintention
a jeté la puissante étincelle ?
la cathédrale de Louis VII et de saint Louis
tant de fois esquintée et menacée
par la Révolution la Commune les nazis
cette fois n’a pas échappé à la dévastation
et peut-être ne se relèvera plus
c’était à quelques jours de la crucifixion
en l’an de disgrâce deux mil dix-neuf. »

Je te quitte sans te quitter tu le sais. Tu peux conclure de mon silence sur notre vie qu’elle nous est bénéfique en dépit de tout. Ne faut-il pas passer à travers ce qui se passe et qui passe?
Une bien chaleureuse accolade de nous deux,
Hélène
 

 


[1]  Dossier Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mario_Pelletier. Une recherche sur Mario Pelletier dans agora.qc.ca vous fera découvrir les articles qu’il y a signés et ceux dont ses œuvres antérieures ont l objet.
 

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